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Flatland (la contrée plate)

Il y a près d'une centaine d'années, le Révérend Edwin A. Abbott, proviseur du lycée de la Cité de Londres, écrivit un petit livre sans prétention [...] intitulé Flatland (Flatland. A Romance in Many Dimensions, New York, Dover Publications, 1952.) [...]. Flatland est raconté par un habitant d'un monde bidimensionnel - c'est-à-dire ayant longueur et largeur mais point de hauteur - un monde aussi plat qu'une feuille de papier couverte de lignes, triangles, carrés, etc. Les gens se meuvent librement à, ou plutôt dans, sa surface, mais ne peuvent, telles des ombres, s'élever au-dessus du plan ou s'y enfoncer. Inutile de dire que cette incapacité échappe à leur conscience : l'existence d'une troisième dimension - la hauteur - leur est inimaginable.

Le narrateur vit une expérience accablante précédée d'un songe étrange, dans lequel il se voit transporté à Lineland (la Contrée Ligne), un monde unidimensionnel où tous les êtres sont des lignes ou des points se déplaçant d'avant en arrière le long d'une même ligne droite. Cette ligne est ce qu'ils appellent l'espace, et l'idée de se mouvoir à gauche ou à droite, plutôt que d'avant en arrière, passe complètement l'imagination des habitants, les Linelanders. Le rêveur tente en vain d'expliquer à la plus longue ligne de Lineland (le monarque) ce qu'il en est de Flatland. Le Roi le prend pour un illuminé, et le narrateur finit par perdre patience :
Pourquoi user plus de mots? Qu'il me suffise d'être le complément de votre incomplète personne. Vous êtes une ligne, mais je suis moi une ligne de lignes, que dans mon pays on nomme un carré. Et encore suis-je moi-même, quoique infiniment supérieur à vous, de peu de rang auprès des grands princes de Flatland, d'où je viens vous voir dans l'espoir d'éclairer votre ignorance.

Entendant ces folles insultes, le Roi et tous ses sujets lignes et points se préparent à attaquer le Carré, que la cloche du petit déjeuner éveille à cet instant aux réalités de Flatland.

Un autre événement déconcertant intervient au cours de la journée. Le Carré enseigne à son jeune petit-fils, un Hexagone (1), des notions fondamentales d'arithmétique appliquées à la géométrie. Il lui montre comment on peut calculer le nombre de pouces carrés d'un carré en élevant tout simplement à sa deuxième puissance le nombre de pouces de son côté :
Le petit Hexagone médita un moment la chose et me dit ensuite : « Mais vous m'avez appris à élever les nombres à la troisième puissance : j'imagine que 3 puissance 3 veut dire quelque chose en géométrie. Qu'est-ce que cela veut dire? - Rien du tout -, répondis-je, du moins rien en géométrie. Car la géométrie n'a que deux dimensions. » Puis je montrai au garçon comment un point fait, en se déplaçant sur une distance de trois pouces, une ligne de trois pouces, qu'on peut représenter par le nombre 3 ; et comment une ligne de trois pouces, en se plaçant parallèlement à elle-même à une distance de trois pouces, fait un carré de trois pouces de tous côtés, qu'on peut représenter par le nombre 3 puissance 2.
Sur ces entrefaites, mon petit-fils, revenant encore à sa première idée, m'interpella assez brusquement et s'exclama : « Eh bien donc, si un point, en se déplaçant de trois pouces, fait une ligne de trois pouces représentée par 3, et si une ligne droite de trois pouces, en se plaçant parallèlement à elle-même, fait un carré de trois pouces de tous côtés représenté par 3 puissance 2, il est certain qu'un carré de trois pouces de tous côtés doit, en se déplaçant de quelque manière (mais je ne saurais dire laquelle), faire quelque chose d'autre (mais je ne saurais dire quoi) de trois pouces de tous côtés qu'on doit représenter par 3 puissance 3. - Va te coucher, dis-je un peu irrité de cette interruption. Si tu disais moins de non-sens, tu retiendrais plus de sens ».

Ainsi le Carré, ne prêtant pas attention à la leçon qu'il aurait pu tirer de son rêve, répète exactement la même erreur qu'il aurait tant voulu faire comprendre au Roi de Lineland.

Tandis que la soirée avance, il n'arrive pourtant pas à chasser de son esprit le bavardage du petit Hexagone ; et comme il finit par s'exclamer : « Ce garçon est idiot. 3 puissance 3 ne saurait avoir aucune signification en géométrie, » une voix lui répond aussitôt : « Ce garçon n'est pas idiot. 3 puissance 3 a une signification géométrique évidente. » La voix est celle d'un étrange visiteur, qui prétend venir de Spaceland (la Contrée Espace) - un univers inimaginable où les choses ont trois dimensions. L'étranger tente d'expliquer au Carré ce qu'est une réalité tridimensionnelle et combien Flatland est, en comparaison, limitée. Et de même que le Carré s'était présenté au Roi comme une ligne de lignes, le visiteur se définit comme un cercle de cercles, qu'à Spaceland on nomme une sphère. Ceci, le Carré ne peut bien sûr le saisir, car tout ce qu'il voit de son visiteur est un cercle - mais un cercle aux propriétés aussi déconcertantes qu'inexplicables : il croît et décroît en diamètre, se réduisant parfois à un simple point avant de disparaître complètement. La Sphère explique sans impatience qu'il n'y a là rien d'étrange : elle est un nombre infini de cercles superposés dont la taille varie d'un point à un cercle de treize pouces de diamètre. Quand elle approche la réalité bidimensionnelle de Flatland, elle est tout d'abord invisible aux Flatlanders, puis, lorsqu'elle entre en contact avec le plan de Flatland, elle paraît être un point. Tandis qu'elle continue son mouvement, elle ressemble à un cercle dont le diamètre ne cesse de s'accroître, jusqu'à ce qu'elle commence à se réduire pour finalement disparaître :



Ce qui explique encore comment la Sphère a réussi à s'introduire dans Flatland malgré ses portes verrouillées : elle est tout simplement passée par en haut. Mais l'idée d'un « en haut » est si étrangère à la réalité du Carré qu'il ne peut la pénétrer. Et comme il ne le peut, il refuse d'y croire. La Sphère ne voit finalement pas d'autre recours que de soumettre le Carré à ce que nous appellerions aujourd'hui une expérience transcendantale :
Une horreur indicible s'empara de moi. L'obscurité se fit ; puis j'eus une sensation étourdissante, écœurante, celle d'un voir qui n'était pas comme voir : je vis une ligne qui n'était point ligne, un espace qui n'était point espace. J'étais moi-même, et non moi-même. Quand je retrouvai ma voix, je me mis à hurler d'agonie : « C'est ou bien la folie ou bien c'est l'Enfer. - Ce n'est ni l'un ni l'autre, répondit calmement la voix de la Sphère, c'est la connaissance. Ce sont les trois dimensions. Ouvrez encore les yeux et tâchez de regarder droit ».

Les choses prennent après ce moment de mysticisme un tour comique. Saturé par l'expérience confondante de son entrée dans cette réalité entièrement nouvelle, le Carré est maintenant avide de découvrir les mystères de mondes toujours plus élevés, d'un « espace plus spacieux, d'une dimensionnalité plus dimensionnelle », la contrée aux quatre, cinq, six dimensions. Mais la Sphère ne veut rien entendre de telles balivernes : « Il n'est pas de semblable contrée. Son idée même est rigoureusement inconcevable. » Et comme le Carré ne voudra pas en démordre, la Sphère finira par le renvoyer dans l'espace confiné de Flatland.


La morale de cette histoire est tristement réaliste. Le Carré voit devant lui une glorieuse carrière : se mettre en chemin sans attendre pour évangéliser tout Flatland et chanter le cantique des trois dimensions. Mais outre qu'il lui est de plus en plus difficile de se rappeler ce qu'il a exactement perçu de la réalité tridimensionnelle, il est en fin de compte arrêté et jugé par l'équivalent pour Flatland de l'Inquisition. Au lieu du bûcher, il est condamné à la prison à vie ; une prison qui ressemble fort, tant l'intuition de l'auteur est étrange, à certains hôpitaux psychiatriques d'aujourd'hui. Le Grand Cercle - c'est-à-dire le grand prêtre - lui rend visite chaque année dans sa cellule et lui demande s'il se sent mieux. Et chaque année le pauvre Carré ne peut s'empêcher de vouloir encore convaincre son interlocuteur qu'une troisième dimension existe bel et bien. Sur quoi le Grand Cercle secoue la tête et repart pour une autre année.

Ce que Flatland dépeint avec éclat est la complète relativité de la réalité. Sans doute l'élément le plus meurtrier de l'histoire de l'humanité est-il l'illusion d'une réalité « réelle », avec toutes les conséquences qui en découlent logiquement. Il faut par ailleurs un haut degré de maturité et de tolérance envers les autres pour vivre avec une vérité relative, avec des questions auxquelles il n'est pas de réponse, la certitude qu'on ne sait rien et les incertitudes résultant des paradoxes. Mais si nous ne pouvons développer cette faculté, nous nous relèguerons, sans le savoir, au monde du grand inquisiteur, où nous mènerons une vie de mouton, troublée de temps à autre par l'âcre fumée de quelque autodafé ou des cheminées d'un crématoire.

(1) Comme l'explique le narrateur, c'est à Flatland une loi de la nature que tout enfant mâle ait un côté de plus que son père, à condition que le père soit au moins un carré et non un humble triangle. Lorsque le nombre des côtés devient si grand qu'on ne puisse plus distinguer cette figure d'un cercle, la personne est faite membre de l'ordre circulaire des prêtres.

Paul Watzlawick, Les cheveux du baron de Münchhausen, p. 120 et suivantes

Source

 
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